Clément Gass au GR20 ©gr20-infos.com

Clément Gass, coureur non-voyant et recordman du monde : “Le marathon, on peut le faire tous les jours après le petit déj”

MarathonInterview
13/09/2025 11:58

Aveugle depuis sa naissance, ingénieur statisticien, trailer, marathonien, recordman du monde en autonomie… Clément Gass a inventé son propre GPS vocal pour courir sans guide. Du GR20 aux 20 km de Paris, l’Alsacien trace ses chemins comme une « géographie vivante », avec une philosophie simple : repousser ses limites sans jamais perdre le plaisir.


Un participant atypique et redoutable foulera les 20 km de Paris le 12 octobre prochain. Un coureur en déficience visuelle mais pas en manque d’audace avec qui Marathons.com a pu discuter pendant près d’1h20 d’échanges à la croisée du témoignage sportif, du récit de vie et de la réflexion philosophique. Car Clément Gass n’a jamais attendu que les sentiers soient balisés pour lui. Ingénieur de formation, inventeur passionné, l’Alsacien a su transformer son handicap visuel en terrain d’expérimentation. Grâce à son GPS vocal, il court seul, en totale autonomie, du marathon aux longues traversées en montagne. Recordman du marathon en autonomie, le Lutzelhousois (Bas-Rhin) s’est aussi frotté aux terrains les plus exigeants, du GR20 aux pentes escarpées des Vosges, toujours avec cette volonté d’aller là où on ne l’attend pas. Au fil de son parcours, le gamin de Schaffhouse-sur-Zorn, toujours dans le Bas-Rhin, ne s’est pas contenté de repousser ses propres limites en initiant d’autres non-voyants au trail, il a aussi développé des outils de mobilité avec l’association Vue du Cœur et partagé une philosophie où le handicap n’efface jamais la liberté de choix. Dans cette interview, l’athlète tout terrain de 38 ans raconte ses petites frayeurs en sortie de piste, ses grandes joies de coureur, ses convictions d’ingénieur bricoleur et son goût intact pour la discrétion, loin des projecteurs. Rencontre avec un coureur qui bouscule les idées reçues et fait de chaque foulée une conquête de liberté.

| Vous avez commencé à courir à 12 ans, dans votre Alsace natale. Quel souvenir marquant gardez-vous de ces premières foulées ? De votre première compétition ?

J’ai commencé à courir pour me déplacer. En tant qu’aveugle, se déplacer autrement est difficile. La course, c’est la marche en plus rapide, tout simplement : ça permet d’aller plus loin avec le même moyen de locomotion. Mon premier souvenir, c’est de courir derrière mon frère au supermarché. Pendant que nos parents faisaient les courses, on s’ennuyait, alors on faisait le tour des rayons, toujours sur le même trajet. À force d’accélérer, je me suis pris un poteau en plein front. Ma réaction d’enfant a été de me dire : “Mais il n’était pas là au tour précédent !” Ça aurait pu me traumatiser, mais au contraire, ça m’a appris à me construire des plans mentaux précis de tous les environnements que je fréquente. Les vraies courses officielles sont arrivées beaucoup plus tard, après 20 ans, peut-être même 25. J’avais déjà participé à de petites courses locales, comme les 5 km des Châteaux d’Ottrott. À l’époque, je n’avais pas toujours les moyens de payer l’inscription, alors avec mes amis étudiants, on courait parfois avec la foule sans dossard, en se chronométrant nous-mêmes.

| Enfant, vous faisiez déjà des randonnées seul, seulement avec votre canne. Comment ces expériences ont-elles forgé votre proprioception et votre confiance ?

C’est venu très progressivement. On ne peut pas demander à un aveugle de courir seul du jour au lendemain. On commence par marcher, puis marche rapide, puis course lente, sur des terrains plats et sûrs : stades, pelouses, terrains de foot. Ensuite, des routes calmes, des chemins de campagne larges. Puis petit à petit, on ajoute de l’herbe, des racines, de la forêt, du dénivelé, des rochers… Ce sont des années de pratique.

| Vous comparez la course à pied à un passage du vélo à la voiture, en termes de liberté. Pouvez-vous expliquer ?

La course est le seul moyen de locomotion que je peux pratiquer sans dépendre de personne. Pas besoin d’autorisation, pas besoin de chauffeur ni d’horaires. Je peux sortir à n’importe quelle heure. Sur 10 kilomètres, entre marcher à 4 km/h et courir à 10 km/h, le gain de temps est énorme. Ce rapport est comparable à celui entre vélo et voiture.

“Dans la nature, personne n’est là pour me rappeler que je suis aveugle.”

Clément Gass

| Courir seul, sans guide, vous procure une liberté particulière. Qu’est-ce qui change pour vous ?

J’ai commencé sans guide, sur des terrains connus. Les guides n’intervenaient que pour les compétitions ou les entraînements rapides. En dehors, j’ai toujours beaucoup plus couru seul. Sans guide, je ne dépends que de mon planning, pas de celui d’un autre. C’est aussi une façon d’oublier mon handicap. Dans la nature, personne n’est là pour me rappeler que je suis aveugle. Les animaux non plus. Ils me craignent autant qu’un valide.

| Pourquoi la méthode classique avec un guide et une cordelette ne vous convenait-elle pas ?

Je n’ai rien contre, mais elle limite la liberté. Courir seul, c’est être maître à bord. Quand on est attaché, le guide décide du tracé. Moi, j’ai besoin de piloter ma course, comme une forme de géographie vivante dans ma tête.

Clément Gass en pleine action, prouvant qu’un coureur non-voyant peut tracer sa route en totale autonomie. © Sébastien Bozon

| Avez-vous eu peur lors de vos premières sorties totalement seul ?

La peur est constante, mais ce n’est pas une peur panique. C’est une vigilance maximale. À tout moment, je peux trébucher, sortir du chemin, tomber dans un trou. Ma canne anticipe, mais elle ne couvre pas 100 % du terrain. Il m’arrive régulièrement de sortir du chemin. Tout simplement parce que la différence entre le centre et le bord n’est pas toujours assez marquée sur le plan tactile. Avec la canne, on perçoit mal le relief, et à un certain rythme, il suffit d’un dixième de seconde pour poser un pied à côté, puis l’autre, et se retrouver complètement en dehors de la trace. Dans ces moments-là, la seule solution est de réagir immédiatement. Si le pied gauche bascule dans le vide, le droit suivra aussitôt. Alors il faut se jeter sur le côté, s’agripper de la main à la partie stable. Heureusement, dans les Vosges, les sorties de piste ne débouchent pas sur des falaises de cinquante mètres. Ce sont des pentes raides, instables, mais faites de terre donc on peut généralement se rattraper.

| En 2015, vous avez co-développé une application GPS vocale adaptée à vos besoins. Comment est née cette idée ? Et concrètement, comment ça marche sur une course comme les 20 km de Paris ? 

À la base, l’idée venait d’un chercheur. Il avait développé une appli pour la randonnée. Je lui ai dit que toutes celles que j’avais testées jusque-là étaient inutiles. Finalement, j’ai vu que son système était meilleur que les autres, même s’il restait imparfait. Comme je suis ingénieur de formation, on a travaillé ensemble : lui au code, moi aux idées et à la logique d’algorithme. Petit à petit, on a créé un GPS vocal qui combine GPS, boussole, gyroscope et capteurs du téléphone, ce qui le rend bien plus précis. On peut aussi personnaliser le parcours : noter une rupture de pente, un tronc d’arbre ou tout autre danger repéré à la reconnaissance. Ainsi, la fois suivante, je peux courir en confiance : la voix m’annonce le danger avant que je l’affronte. Toutes les 7 secondes, la synthèse vocale m’indique la direction et la distance avant le prochain point clé. Par exemple : “à une heure, dans 53 mètres, tourner à deux heures”. Avec l’écart de distance entre deux annonces, je sais à quelle vitesse je cours. C’est précis et surtout adaptable, même en plein effort.

| Avez-vous connu des incidents techniques, comme la panne de boussole sur votre premier trail de 27 km ?

Oui, au début, il y avait des ratés. Sur ce trail, au bout de 12 km, les indications étaient fausses. Heureusement, je connaissais le parcours et il y avait d’autres coureurs. J’ai parfois pris de mauvais chemins, mais j’ai toujours fini par me recaler, soit grâce à des bénévoles, soit simplement en entendant les speakers au loin. Le GPS reste un outil, mais il faut toujours savoir s’en sortir sans.

“Ce chrono (4h04 au marathon) avait une valeur symbolique : montrer qu’on peut courir seul, sans guide, et établir une référence officielle”

Clément Gass

| Vous détenez le record du monde du marathon en autonomie pour un non-voyant (4h04) à Cernay-La-Ville (Yvelines). Comment avez-vous vécu ce moment ?

Pour moi, ce n’était pas un objectif en soi, juste une conséquence. Le record m’importe moins que le plaisir d’aller courir en forêt ou en montagne. Mais ce chrono avait une valeur symbolique : montrer qu’on peut courir seul, sans guide, et établir une référence officielle. J’espère que ça encouragera d’autres déficients visuels à essayer.

| Imaginez-vous déjà les prochaines innovations qui pourraient rendre la course encore plus accessible aux non-voyants ?

On peut toujours progresser. Si les voitures autonomes sont capables d’être guidées avec une extrême précision à grande vitesse, pourquoi pas un coureur demain ? Reste la question du coût : il faut que les smartphones et les applis restent accessibles. Je serais partant pour contribuer à de nouveaux projets, mais pas seul. Développer une application, ça demande un vrai collectif. Et puis il n’y a pas que la course : dans la lecture par exemple, la reconnaissance de texte reste très approximative. Ça fonctionne bien pour du papier propre et récent, mais dès qu’il y a des tableaux, des graphiques ou de l’écriture manuscrite, c’est inutilisable. Il reste un immense champ à améliorer.

| Vous avez aussi traversé l’Alsace et même le GR20 (180 km en Corse). Était-ce plus difficile qu’un marathon ?

Le GR20, c’est beaucoup plus dur qu’un marathon. Ça dure dix jours, avec la fatigue, les douleurs, parfois même une fracture en prime. C’est une épreuve mentale avant tout. Le marathon, on peut le faire tous les jours après le petit déj’.

Clément Gass n’hésite pas à s’aventurer dans les sentiers des Vosges qu’il affectionne tant. © Documents remis

| En 2016, vous avez établi un record du monde sur 54 km et 2 020 m de dénivelé en 9h38, toujours en autonomie. Qu’est-ce qui vous a marqué dans ce défi ?

C’était sans doute plus dur qu’un marathon. En montagne, le risque est constant, l’effort dure plus longtemps, et physiquement on est mis à l’épreuve du début à la fin. Mais c’est aussi une autre forme de plaisir, différente, qui combine effort et concentration permanente.

| Vous fixez-vous encore des objectifs de performance ?

Pas vraiment chiffrés. Mon objectif, c’est de faire du mieux possible. Je ne cours pas pour un chrono précis, mais pour progresser et repousser mes limites. Je ne crois pas à cette inflation des distances extrêmes : courir 200 ou 300 km en se privant de sommeil, c’est mettre sa santé en danger. Je préfère pouvoir courir 70 km régulièrement toute ma vie plutôt que de me détruire sur un seul exploit.

“Je construis en permanence une carte mentale des lieux que je traverse.”

Clément Gass

| Vous parlez souvent de « géographie vivante » quand vous décrivez votre manière de courir. Qu’entendez-vous par là ?

Je construis en permanence une carte mentale des lieux que je traverse. Chaque détail sonore, chaque relief, chaque odeur me sert de repère. Quand j’ai parcouru un chemin une fois, je peux le mémoriser et y revenir plus tard en autonomie. C’est comme si je dessinais le terrain dans ma tête, couche après couche.

| Vous avez initié d’autres non-voyants au trail : qu’est-ce que cela vous apporte de partager votre expérience ?

Il y a d’abord le plaisir simple de partager une passion. Plus on est nombreux, plus on rit ! Mais ce qui me touche le plus, c’est de voir quelqu’un découvrir qu’il peut faire ce qu’il croyait impossible. En montagne, il m’arrive de croiser des randonneurs un peu perdus, et c’est moi qui leur indique le chemin. Ça surprend toujours, parce qu’on imagine qu’un aveugle devrait avoir moins de repères. En réalité, quand je connais bien un secteur, je me déplace parfois plus sûrement que des voyants qui découvrent le terrain. Ça renverse complètement la perspective : sur le moment, il n’y a plus de handicap. Juste des personnes qui partagent un même espace, avec leurs forces et leurs limites.

| Vous affirmez vouloir que le « marathon en autonomie soit une discipline reconnue » et que vos chronos soient comparables à ceux des voyants. Comment imaginez-vous l’intégration de cette pratique dans les classements officiels ?

Aujourd’hui, je suis classé avec les voyants. Quand je termine 1000e sur 2000, je ne suis ni premier ni dernier, et ça a du sens : je suis évalué dans la même course que les autres. Mais pourquoi ne pas imaginer une catégorie parallèle pour mettre davantage en valeur cette pratique et attirer plus de monde ? J’aimerais que les compétitions handisport et valides aient lieu ensemble, comme une seule grande fête. Dans certaines disciplines comme le judo, on crée des catégories par poids ou par âge. On pourrait très bien le faire par type de handicap. Ce serait une véritable intégration, pas des mondes parallèles.

“On ne prend pas un « handi-train » pour aller à un « handi-travail », alors pourquoi parler de « handi-sport » ?”

Clément Gass

| Quel regard portez-vous sur la place du handicap dans le sport aujourd’hui en France ?

Dans la vie quotidienne, on vit tous ensemble. On ne prend pas un « handi-train » pour aller à un « handi-travail », alors pourquoi parler de « handi-sport » ? Cette terminologie montre bien la séparation qui persiste. Au haut niveau, les compétitions sont cloisonnées, mais dans les clubs, l’intégration est souvent bien plus naturelle. On a vu un engouement pour les Jeux paralympiques, puis le soufflé est vite retombé. Le handisport reste trop souvent traité comme un épiphénomène. Je rêve d’un système où l’intégration serait la norme, comme on devrait le faire aussi entre sport masculin et féminin. Aujourd’hui, on organise encore deux Coupes du monde séparées, comme si les univers ne pouvaient pas se croiser.

| En 2024, vous avez porté la flamme paralympique. Qu’avez-vous ressenti à cet instant ?

Un moment spécial. C’était une façon d’être intégré dans le mouvement olympique, même si ma pratique n’entre pas dans les cases habituelles. Ce jour-là, il y avait des profils très différents, du collégien en fauteuil roulant au sportif de haut niveau. Quand il m’a passé la flamme, j’ai vraiment ressenti ce lien qui unit toutes les différences.

| Via l’association Vue du Cœur (et Yvoir), vous développez des outils de mobilité et accompagnez d’autres non-voyants. Qu’est-ce que cela vous apporte humainement ?

L’associatif, c’est avant tout la satisfaction de faire avancer les choses, ensemble. En ce moment, on travaille sur une version plus robuste et plus adaptée de la canne, utile aussi bien pour les sportifs que pour la vie quotidienne. Chaque sortie devient un terrain de test : j’essaie de nouveaux embouts, j’observe leur usure, je les pousse dans leurs limites. Ça me prend beaucoup de place dans l’esprit, mais c’est aussi ce qui rend le projet concret et utile.

Je suis impliqué dans l’association depuis une dizaine d’années. Au départ, elle avait été créée pour aider un jeune déficient visuel, puis elle s’est ouverte à d’autres. Aujourd’hui, elle reste à taille humaine, et c’est ce que j’apprécie : des projets maîtrisables, sans lourdeurs administratives, mais qui apportent un vrai bénéfice au quotidien. Et surtout, un espace pour partager nos expériences et avancer ensemble.

| Si vous deviez transmettre un seul message aux jeunes sportifs en situation de handicap, quel serait-il ?

Je ne me sens pas forcément légitime pour leur dire quoi faire. Mais si j’avais un conseil, ce serait de n’écouter personne… y compris moi ! On a tous la même capacité à décider de notre vie, handicap ou pas. L’essentiel, c’est de ne pas se laisser enfermer par les normes ou les préjugés. Et puis il faut apprendre à voir le verre à moitié plein, ou même à un dixième plein. Parce que ce dixième, c’est déjà énorme : il y a plus de choses à explorer qu’une seule vie ne suffirait pour les vivre toutes. C’est cette part-là, aussi petite soit-elle, qui donne envie d’avancer.


Dorian VUILLET
Journaliste

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