Le Kenya, royaume des fondeurs dans un pays où la course à pied est reine
Le Kenya, 26ème nation mondiale en termes de population, écrase la concurrence en course de fond depuis des décennies. Quelle est l’origine de cette domination, que s’est-il passé dans l’histoire du Kenya forme ces générations de champions et de championnes sans discontinuité ? Premier volet de notre série estivale sur la nation de Eliud Kipchoge…
S’il est un pays qui incarne la course à pied comme aucun autre, c’est bien le Kenya. Même ceux qui s’intéressent de loin à la course à pied connaissent cette référence. Il faut dire que l’histoire dure depuis des décennies. Depuis les années 60 exactement, avec l’or olympique sur 1500 mètres de Kipchoge Keino aux Jeux Olympiques de Mexico en 1968. Ce dernier, qui a terminé sa carrière avec deux médailles d’or et deux médailles d’argent olympique, est toujours considéré comme un des plus grands champions africains de l’histoire. Il a surtout ouvert la voie à la culture de la victoire kényane, qui ne s’est jamais démentie ensuite. Rembobinage dans le temps.
| Une histoire lumineuse qui s’est construit dans la complexité de l’histoire
Indépendant en 1963 après avoir connu une longue période coloniale (d’abord avec les allemands, puis avec les anglais), le Kenya s’est forgé une histoire complexe. Les origines de l’athlétisme kényan remontent en effet à la période coloniale britannique. Dès les années 1930, les institutions anglaises organisent des compétitions pour les travailleurs des différentes entités sous la coupe de l’État (armée, chemins de fer, administration postale…). La culture locale, l’âpreté de la vie quotidienne et l’habitude des jeunes kényans de rejoindre leur école en courant comptent aussi dans ce processus. La culture sportive des britanniques n’a fait que révéler tout le potentiel des kényans. Ce sont néanmoins les évènements sportifs organisés par l’autorité coloniale anglaise qui vont révéler les premiers talents nationaux.
En 1951 est créée la Kenya Amateur Athletics Association (KAAA). L’objectif est alors de permettre au Kenya de participer officiellement aux grandes compétitions internationales. Le pays fait ses débuts olympiques à Melbourne en 1956, mais c’est aux Jeux de Tokyo en 1964, puis surtout à Mexico en 1968, que les premiers coups d’éclat retentissent. Le steeple, discipline longtemps dominée par les Européens, devient rapidement un bastion kényan avec des figures comme Amos Biwott et Benjamin Kogo. C’est Kipchoge Keino, champion olympique du 1500 m en 1968, médaillé sur 5000 m et 3000 m steeple, qui va véritablement inaugurer une lignée de champions qui ne cessera de grossir. La domination kényane s’étendra ensuite à toutes les disciplines de course à pied sur route. Une domination que personne ne peut démentir encore de nos jours.
| Un modèle de structuration après l’indépendance en 1963
L’essor de l’athlétisme kényan ne tient pas seulement à des talents bruts. Il repose aussi sur une structuration progressive, pensée pour durer. Après l’indépendance en 1963, la KAAA devient l’organisme moteur de l’athlétisme national. Il a été renommé Athletics Kenya (AK) en 2002. Depuis des décennies, l’institution prend en charge la coordination des compétitions nationales, des sélections pour les grandes échéances (Jeux, Championnats du monde), ainsi que des disciplines variées : course sur route, cross-country, trail et course en montagne.
La fédération gère de manière centralisée l’encadrement des jeunes, les licences, et travaille avec des partenaires internationaux. La professionnalisation du secteur s’accélère dans les années 1990. De nombreux coureurs kényans bénéficient alors de bourses universitaires aux États-Unis, puis s’intègrent dans des circuits de compétitions professionnelles en Europe et en Asie. À mesure que l’élite se développe, des centres d’entraînement de haut niveau émergent, notamment à Iten, Kaptagat (où s’entraîne Eliud Kipchoge) ou Nyahururu, tous situés à plus de 2000 m d’altitude. Ces camps deviennent le creuset d’une véritable “industrie” de la course à pied. Un cercle qui s’avère vertueux en terme de performances. A tel point que certains athlètes préfèrent représenter d’autres nations que le Kenya, où la concurrence est si féroce.
| Une galerie d’immenses champions

Depuis les années 1990, le Kenya règne sans partage sur le marathon mondial. Si les coureurs du Rift s’étaient d’abord illustrés sur la piste, c’est sur la route qu’ils ont, au fil des décennies, construit la légende. La figure nationale la plus emblématique est évidemment Eliud Kipchoge. Passé de la piste à la route en 2013, il n’a cessé depuis d’écrire l’histoire. Triple champion olympique (2016 à Rio, 2020 à Tokyo, 2024 à Paris), il est le seul homme à avoir remporté trois titres olympiques sur la distance reine. En 2022, à Berlin, il établit un nouveau record du monde homologué en 2h01’09, performance qui reste aujourd’hui l’un des plus grands exploits athlétiques de l’ère moderne. Kelvin Kiptum, né en 1999, aurait dû représenter la relève de Kipchoge. En octobre 2023, à Chicago, il abaisse le record du monde à 2h00’35, laissant entrevoir la possibilité d’un marathon officiel sous les deux heures. Sa carrière est interrompue de manière tragique en février 2024 lorsqu’il décède dans un accident de la route, à seulement 24 ans. Sa disparition a été vécue comme une perte immense pour le pays. Avant Kipchoge, d’autres figures historiques ont marqué l’histoire du marathon kényan. Paul Tergat, quintuple champion du monde de cross, ancien rival de l’éthiopien Gebrselassie, est devenu le premier homme à descendre sous les 2h05 (2h04’55 à Berlin, en 2003), ouvrant la voie aux chronos modernes.
Côté féminin, le Kenya a longtemps été dominé par sa grande rivale éthiopienne, mais plusieurs figures ont renversé la tendance. Catherine Ndereba est la première à imposer une domination kényane durable. Double championne du monde (2003, 2007), double médaillée d’argent olympique (2004, 2008), elle est également la première femme à descendre sous les 2h19, avec un record du monde établi à Chicago en 2001 (2h18’47). Aujourd’hui, Brigid Kosgei représente toujours la modernité du marathon féminin kényan. En octobre 2019, à Chicago, elle établit un nouveau record du monde en 2h14’04, effaçant des tablettes la marque mythique de Paula Radcliffe (2h15’25 en 2003). Kosgei a aussi remporté Londres à deux reprises, et elle demeure une prétendante sérieuse à chaque départ. Une autre figure kényane s’est imposée dans l’histoire récente : Peres Jepchirchir. Championne olympique du marathon à Tokyo 2020, elle est également double championne du monde de semi-marathon.
| Et aujourd’hui ?
Le Kenya reste une superpuissance de la course à pied, mais cette domination s’accompagne de défis complexes. Si Athletics Kenya conserve un rôle central, son fonctionnement est régulièrement critiqué. Il est difficile pour le Kenya d’affronter le grand écart entre la réussite sportive et la grande pauvreté régnant dans le pays. Les candidats à la réussite sont nombreux et les places rares. Cela occasionne une précarité humaine qui est difficile à juguler. Pour autant, le pays continue à se structurer dans la performance. L’écosystème des camps d’entraînement, en particulier celui d’Iten, s’est considérablement développé. On y croise des stars mondiales, des athlètes émergents et des amateurs étrangers venus s’entraîner à 2400 mètres d’altitude. Ce « tourisme » de la course est devenu une source de revenus et un levier de notoriété pour la région. Mais cette situation n’est pas sans danger. L’affaire Agnes Tirop, double médaillée de bronze mondiale du 10 000 mètres (2017 et 2019) et 4e des JO de Tokyo sur 5000 m, assassinée en 2021, a mis en évidence le danger qui régnait sur les athlètes féminines. L’initiative « Tirop’s Angels » œuvre désormais pour la prévention des violences conjugales et la sécurité des sportives mais le mal est profond. La pauvreté du pays et les espoirs d’une vie meilleure à travers la course à pied continue de produire une vraie précarité dans le milieu de la course à pied.
Sur le plan technique, les coureurs kényans bénéficient aujourd’hui des meilleurs équipements et de plans d’entraînement plus scientifiques. Mais ils doivent aussi faire face à une concurrence mondiale croissante, venue notamment d’Éthiopie, d’Ouganda, du Maroc ou encore d’Europe. L’avenir du modèle kényan repose sur un fragile équilibre : celui entre un héritage culturel profondément enraciné, une logique de carrière de plus en plus individualiste, et la nécessité de maintenir une politique sportive nationale durable.

Charles-Emmanuel PEAN
Journaliste