Pierre Destailleur a couru 20 marathons en 23 jours pour les sols
Du 16 septembre au 9 octobre derniers, l’ingénieur agronome Pierre Destailleur a couru un marathon par jour pour sensibiliser un maximum de personnes autour de la préservation des sols et leur biodiversité. Entretien avec un être qui se veut « enraciné ». Le nom de ce projet généreux, réalisé en hommage à son grand frère Thomas, disparu en 2019.
✓ En avril dernier, nous avions déjà échangé avec Pierre, au moment où son idée commençait tout juste à germer.
| Pierre, comment le projet « enraciné » est-il né, aussi loin que vous puissiez remonter dans le temps ?
En 2019, après la mort de mon frère. A l’époque, après un master de commerce, je travaillais dans la grande distribution, j’avais des rêves très matérialistes : une voiture puissante, un quad, une belle maison. Quand j’ai perdu mon grand-frère, j’ai traversé une période douloureuse. Je pris conscience de certains aspects de nos modes de vie. Pendant des années, nous avons voyagé, pris l’avion, on a été aux États-Unis, en Asie, sur les îles, dans les DOM-TOM, sans se rendre compte de l’impact. J’ai fait pas mal de courses à l’étranger en utilisant l’avion. On n’était pas des modèles, loin de là. Grâce à mon frère Thomas Destailleur, je me suis rendu compte que mon métier à l’époque n’avait pas de sens. Je ne voulais pas faire partie du système qui détruisait la vie. Ensuite le covid est arrivé, j’ai commencé des cours en ligne, je me suis beaucoup intéressé à ce que pouvait dénoncer Jean-Marc Jancovici (ndlr, ingénieur et enseignant), je me suis intéressé à nos mythes sociétaux. La prise de conscience a été douloureuse. Et j’ai fini par faire une crise d’éco-anxiété.
| C’est là que le sport intervient…
Le sport a toujours fait partie de ma vie. Dans un premier temps il m’a aidé à remonter la pente et à me reconnecter au monde. La course à pied et le sport en général me mettent dans un état où je me sens bien. Un état méditatif. Et finalement, après tous ces moments compliqués, comme j’adore étudier, apprendre, je me suis lancé dans une école d’ingénierie agricole pour pouvoir me rapprocher du sujet de l’environnement. Je ne suis pas issu de ce monde-là, j’avais beaucoup apprendre.
| C’est en reprenant vos études que vous avez trouvé votre voie ?
Pas de manière immédiate. L’approche globale de cet enseignement, tournée vers les solutions techniques (solaire, gestion des déchets, etc) ou législatives, ne me parlait pas. Je me suis rendu compte de la difficulté de changer des choses dans un univers très polarisé, entre la Confédération paysanne et la FNSEA par exemple. C’est finalement en étudiant l’agronomie que j’ai trouvé mon combat. Je me suis passionné pour le sujet des sols. Le sol, on en parle pas ou peu, ça se voit pas, on ne fait que marcher dessus presque. Mais il nous permet de nous nourrir, il régule notre eau, notre carbone, nos forêts. C’est un écosystème central : quand on est sorti de l’eau, on a commencé à se développer avec les bactéries et les microbes du sol. Toute la vie et sa fresque se reposent sur le sol, sur sa biodiversité et son évolution. En parallèle de l’école, j’ai commencé à m’investir dans une association qui s’appelle Uni-Vert Sport. C’est une association qui a la chance de pouvoir compter sur le coureur Nicolas Vandenelsken, qui a notamment couru 110 marathons en 110 jours pour parler santé et planète à travers le sport. Les livres de Pierre Weill, qui a entre autres créé l’association Bleu-Blanc-Cœur, m’ont aussi beaucoup influencé. Nicolas Vandenelsken m’a beaucoup encouragé, moi qui avait toujours eu peur de me lancer dans un tel projet. Au bout d’un moment je me suis dit « let’s go », j’ai envie de parler du sol, j’ai envie de raconter une histoire, j’ai envie de mettre ces sujets-là en avant. J’ai postulé au programme Sport Planète de la MAIF, j’ai été sélectionné. L’aventure était lancée…
« Je suis fier d’être une personne en situation de handicap et de sensibiliser au handicap. »
Pierre Destailleur

| On l’a vu sur les réseaux sociaux, vous avez rencontré beaucoup de personnes durant votre tour…
Effectivement, et c’était assez incroyable. J’ai pu échanger avec tous types d’acteurs, tout le monde m’a ouvert ses portes. J’ai surtout vu des gens concernés. C’est-à-dire soit des gens dont le travail consiste à étudier le sol, des éducateurs à l’environnement. Mais aussi un grand nombre d’agriculteurs, issus de milieux et de sensibilités différentes. Des gros exploitants et des paysans plus modestes. C’était super intéressant parce que j’ai même pu me « challenger » avec des gens qui n’étaient pas forcément convaincus par mon combat. On a tout de même détruit une quantité énorme de terre fertile en 30 ans, alors que l’on avait hérité. Il y a des histoires qui disent que Rome s’est effondrée parce que le bassin méditerranéen était « épuisé » par les besoins agricoles de l’empire. En 1000 ans ils auraient réussi à épuiser leur terre et à faire effondrer leur société. Nous on va le faire en 50 ans.
| Restez-vous optimiste malgré tout ?
On va s’en sortir collectivement, j’en suis persuadé. Le but de cette aventure c’était de rendre le sujet des sols un peu plus tendance pour tout le monde. Mon envie c’est que le citoyen s’intéresse au sol pour toute la richesse qu’il nous offre. Il régule le cycle de l’eau, nous permet de boire de l’eau saine. Il prend soin de la biodiversité, stocke du carbone, lutte contre les inondations, la sécheresse. J’essaie de porter ce message auprès de tout le monde via Instagram, via des réseaux tout public pour que les gens prennent conscience qu’un sol sain nous permet d’avoir une société viable et qu’il faut le préserver. J’essaie vraiment de faire en sorte qu’il y ait un débat de société autour du sol. Cela peut paraître un peu prétentieux ou présomptueux, mais j’ai envie de le faire.
| Pouvez-vous nous parler de votre handicap ?
C’est de naissance et ça ne m’a jamais empêché de faire quoi que ce soit. J’ai fait du foot, du tennis. Cela dit jusqu’à mes 18 ans je cachais mon handicap. J’avais une prothèse, je voulais être comme les autres. C’est en voyageant en Australie ou au Canada que les choses ont changé dans ma tête. J’ai voulu encore plus assumer. À partir de 18 ans j’ai commencé à être fier d’être en situation de handicap. Cela ne rentre pas dans la balance de mes performances. Pour le tour j’avais quand même une poussette, cela reste plus complexe. C’est mieux d’avoir deux bras quand tu es une poussette. Durant le tour « Enraciné », j’ai fait de la sensibilisation au handicap. Le plus dur, paradoxalement peut-être, c’est les enfants. Ils n’ont aucun filtre : « monsieur, vous me faites peur », « comment vous faites pour manger », « est-ce que vous avez une amoureuse? », il y avait même des pleurs parfois. Ce fût enrichissant pour tout le monde. Je suis fier d’être une personne en situation de handicap et de sensibiliser au handicap. En fait, c’est comme le racisme. Il faut sensibiliser les gens, il faut montrer la diversité, il faut montrer la différence.
Il faut inclure l’autre dans tout. Le but de l’aventure, c’était de sensibiliser au sport, au handicap et au sol. J’ai mis en avant ce triptyque partout où je passais, notamment dans les collèges, les écoles ou les lycées, où on parlait beaucoup plus de handicap qu’avec des adultes. Il existe encore un certain malaise par rapport à cette question, les jeux paralympiques gênent parfois encore. C’est un malaise face à la diversité.
| Avez-vous un souvenir qui remonte particulièrement ?
Le voyage a été rempli de bons moments. À Nançois-le-Grand, dans la Meuse, je suis allé visiter la Ferme bio des Terres Froides, un endroit extraordinaire. Pour un village qui compte 45 habitants, ils étaient 20 à m’accueillir, avec saxophone, pancartes ! Je suis arrivé dans une famille de paysans engagés, dans une exploitation qui compte peu de vaches, qui propose de la traite à l’ancienne, qui produit du fromage, qui fait de la vente. Ils m’ont fait sentir à la maison, ils ont été si accueillants, si ouverts dans l’échange. Ils ont des choses à transmettre, tellement des choses à mettre en avant. On doit valoriser des acteurs comme ça, même si je suis conscient qu’il y a plusieurs types d’agriculture, plusieurs façons de faire. À Châlons-en-Champagne, j’ai été accueilli par Jean-Loup Coquillard, un professeur de physique chimie hyper-accueillant qui organise des festivals chaque année. Dans notre société, on se construit beaucoup trop en ayant peur de l’autre, on a des politiques qui nous font avoir peur les uns des autres. Ce tour a été une magnifique leçon d’ouverture pour moi. Les gens m’ont ouvert leurs portes, ça a créé des mélanges de vie, des échanges, des ouvertures. Je n’avais pas anticipé ça en travaillant mon projet. Toujours aller vers les autres.
« Dans notre société, on se construit beaucoup trop en ayant peur de l’autre. Ce tour a été une magnifique leçon d’ouverture pour moi. Les gens m’ont ouvert leurs portes, ça a créé des mélanges de vie, des échanges, des ouvertures. Je n’avais pas anticipé ça en travaillant mon projet. »
Pierre Destailleur
| Le 25 octobre, vous avez vécu un autre moment intense…
Oui, je sors enfin un film, Open your Wild, sur l’aventure de mon grand-frère Thomas, à qui ce projet est dédié. J’ai beaucoup travaillé sur ce film qui fait 35 minutes et raconte son périple. Je suis fier de ce travail. Mon grand frère à l’époque se posait des questions, s’interrogeait sur l’impact de l’homme sur la nature. En 2019, de manière très naturelle, il est parti au Canada pour s’intéresser aux sables bitumineux, très polluants. Il a prit son vélo, il a rencontré des gens, a visité les villes concernées par cette industrie. Il est aussi parti en kayak dans la nature pour se rendre compte de l’impact sur les rivières, sur les différents milieux. Il a fait ça de façon très pédagogique et il a emmené pas mal de gens dans ses réflexions. Il voulait en quelque sorte nous réconcilier avec la nature. Et il est décédé durant cette aventure… C’est sûr que ça sera un moment fort, je suis le seul de ma famille à avoir vu les images, à avoir affronter cette douleur… Toute ma famille sera là le 25 octobre, au cinéma. Cela nous aidera peut-être à mieux faire le deuil de sa mort. Quand j’ai fini mes 20 marathons à Orléans j’étais effondré psychologiquement car Thomas n’a pas pu passer la ligne d’arrivée de son rêve. Avec ce film je veux rendre hommage à son travail et à son engagement. On fait deux projections en France et ensuite je pars en vélo vers Aarhus au Danemark dans le cadre d’« Enraciné ».
| Vous repartez déjà ? Racontez-nous…
Je ne l’ai pas encore annoncé mais le 30 octobre je pars en vélo en direction d’Aarhus. Il y a 1100 kilomètres. Je vais partir en vélo, refaire une mini-aventure pour rejoindre un congrès sur la préservation des sols, avec des acteurs économiques et scientifiques européens. Je vais y raconter mon périple. Pour rejoindre Aarhus, je vais faire 150 et 200 km par jour, ça va quand même être sport. Et le vélo à un bras, c’est plus compliqué, c’est intense physiquement. Après Aarhus je vais me rendre à Montpellier, à Toulouse pour participer à des festivals, des conférences. Le tour n’est pas fini loin de là ! Jusqu’à la fin de l’année ça sera intense. Je vais essayer de faire le plus de bruit possible sur les sols.

Charles-Emmanuel PEAN
Journaliste